Discernement et sensibilité dans nos choix quotidiens (I)
Nous sommes appelés jour après jour à grandir dans la clarté charismatique (cf. Lettre Dg, 2020, n° 48). La dimension de la chasteté fait partie de cette clarté charismatique et le verbe que le même Fondateur utilise pour l’introduire nous indique les attitudes et actions nécessaires pour vivre notre engagement, notre vocation.
Tout ce que nous voulons souligner au cours de nos entretiens, n’aura pas de sens si nous ne partons pas du verbe aimer. Dans le verbe aimer nous trouvons la racine de nos motivations premières, mais aussi le critère de notre discernement et de notre sensibilité dans nos choix au quotidien. « Et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux » (Mt 19,12), répondit clairement Jésus à ses disciples lorsqu’ils ne comprenaient pas son enseignement sur le mariage. En réalité, ce que nous aimons devient une référence et même, sans pour autant exagérer, un absolu dans notre vie. « Plus l’amour de Dieu et la passion pour son Règne sont forts en nous, mieux nous vivons le vœu de chasteté » (cf. Lettre Dg, 2020, 56). L’amour, en rapport avec le discernement et les choix que nous avons à faire chaque jour, se caractérise par la liberté affective et la capacité de « générer des fils et des filles » à une nouvelle vie dans le Christ. De cette perspective dépend aussi la qualité de notre vie communautaire. Voilà pourquoi je nous invite à reprendre l’intégralité des numéros 57 et 58 de la lettre de la Dg pour cette année jubilaire.[1]
Aimer notre chasteté signifie, en plus d’assumer notre histoire à la suite du Christ, assumer aussi notre sexualité. De là la nécessité de prendre en considération que nous sommes en présence d’une série des caractéristiques, entre autres :
- Il ne s’agit pas d’une réalité statique, mais plutôt d’une énergie dynamique (ENERGIE).
- Une énergie qui ouvre à la relation (RELATION).
- Une énergie ouverte à l’altérité, à la différence (ALTERITE)
- Une énergie qui crée la COMPLEMENTARITE. Je vis pleinement et je fais vivre aussi l’autre (acte sexuel). Dans une vraie relation, je réveille en l’autre son unicité, sa singularité et son être irrépétible.
- Une énergie ouverte à la FECONDITE : Une sexualité bien vécue dans la complémentarité donne naissance à un enfant (fruit de l’amour).
Aimer notre chasteté signifie vivre de manière dynamique notre engagement, avec tout notre être ; toujours ouverts à l’altérité et à la complémentarité et de manière féconde.
Après cette introduction, concentrons-nous sur quelques aspects de discernement et de la sensibilité en vue d’aimer et de vivre notre engagement et témoignage.
Discernement pour aimer davantage notre chasteté
En réalité, indépendamment de la conception de son époque, notre fondateur nous exhorte à l’amour de la vertu, à la conscience de notre fragilité et de la fragilité humaine en général. Plutôt que mettre l’accent sur les précautions à prendre (cf. LT 5), nous pouvons aujourd’hui parler de l’éducation de notre sensibilité.
La sensibilité et le discernement, si nous partons d’un état de fait, sont deux réalités significatives, mais qui constituent parfois une double inattention au cours de notre formation. Pourtant la sensibilité est ce qui, d’une part, nous est très familier, nous « sentons » continuellement, dans ce que nous ressentons habituellement ou qui à certains moments nous provoque et nous secoue, dans ce qui nous exalte et nous attire ou dans ce pour quoi nous nous mettons en colère ; de l’autre, rien ne nous exprime et ne nous différencie mieux que la sensibilité, qui est en fait quelque chose d’absolument unique-singulier-non reproductible ; s’il n’existe personne qui soit insensible, il est également vrai qu’il n’existe pas deux personnes ayant la même sensibilité.
Pour aimer notre chasteté en vue de la mission, en vue du Royaume, c’est précisément la sensibilité[2] qui doit grandir et être de plus en plus qualifiée, car aimer la chasteté est un processus éducatif qui concerne tous les aspects et toutes les composantes de la personne. Nous pouvons dire, partant de ce qui précède qu’il y a une sensibilité de l’époux et une sensibilité du consacré pour le Royaume. Elle est donc en fonction de notre identité vocationnelle personnelle. Il s’agit de donner une perspective cohérente et unitaire au parcours qui est le nôtre et qui implique toute notre personne d’une manière intégrale.
Pour que tout dynamisme et énergie dont nous disposons, à partir de nos sens, nos sensations, nos émotions et nos affections, aille dans la direction de notre identité et soit une vrai adhésion d’amour ; nous sommes appelés à vivre une bonne praxis de discernement. Ce dernier a à voir avec ce que nous faisons, l’origine et les motivations de tous nos choix, conséquence et expression de toutes nos décisions, qu’elles soient petites ou grandes.
Sensibilité et discernement, mis ensemble, mettent en exergue et d’une manière résumée notre passé, notre façon d’aller à la rencontre de la vie et de l’avenir. Concrètement, l’invitation à aimer notre chasteté nous renvoie au besoin d’avoir des critères électifs et le courage de faire des choix libres et responsables.
Aimer notre chasteté c’est célébrer un événement relationnel. Ceci signifie avoir la capacité de recevoir les impressions du monde extérieur ; éprouver des sensations agréables ou douloureuses, mais sans nous replier sur nous-mêmes. C’est aussi la capacité de participer aux émotions des autres, c’est-à-dire de sympathiser (la relation à Dieu elle-même, de ce point de vue, pourrait être comprise comme l’expression de cette capacité humaine, plus ou moins développée).
Aimer notre chasteté c’est forger en nous une mentalité, c’est-à-dire, une façon de penser et de voir, un ensemble de convictions et d’intérêts, qu’on voudrait peut-être transmettre aussi aux autres. De là pourrait ainsi dériver une certaine capacité critique, ou ce sens strictement personnel qui permet de prendre ses distances avec la vie et les autres et d’évaluer de manière subjective et originale. Aimer notre chasteté peut devenir comme une intuition, une perspicacité qui nous permet de intus legere (comprendre) les personnes, les faits, les circonstances plus ou moins imprévisibles de la vie et qui éclatent souvent de manière imprévue, et requiert de prendre une décision dans un court ou même très court délai.
Dans un langage technique, aimer notre chasteté exige de nous une compétence technique, c’est-à-dire, savoir faire face à la vie avec précision, ressentir les stimuli qui nous viennent de l’extérieur et donner la réponse qui convient et en fonction de notre identité.
Pourquoi parlons-nous de la sensibilité et du discernement pour pouvoir aimer notre chasteté ? C’est au fait en vertu de notre sensibilité que nous jugeons que certains gestes, styles ou attitudes sont bons ou légitimes et que d’autres sont mauvais ou illicites. La sensibilité détermine nos attirances, nos goûts et nos désirs, influence nos jugements et nos critères d’évaluation de la réalité et des personnes, nous fait nous réjouir et souffrir, fait naître en nous des affections et des passions positives ou négatives, fait de nous des convaincus et nous rend efficaces dans ce que nous faisons, nous permet de faire des choses pour la joie de les faire, parce que nous « sentons » de les faire, libérés de toute pression et obligation, désinvoltes et spontanés.
Notre identité demeure comme point de référence dans notre éducation, dans notre formation. Personne ne peut dire : « moi je suis fait comme ça et je ne peux plus changer ». Comme pour notre sexualité, nous pouvons nous référer à la sensibilité avec cette petite grammaire :
- Il s’agit d’une force proactive (et pas seulement réactive) et ambivalente (pas encore déterminée) ;
- D’une manière typologique, elle embrasse toute la vie et devient l’expression ou l’orientation que la personne donne à son existence ;
- Chacun a la sensibilité qu’il mérite ou encore, chacun est responsable de sa sensibilité ;
- C’est un système que s’auto-génère sur le plan émotionnel (créant une gratification qui attire), sur le plan volitif (en influençant sur la décision) et sur le plan mental (en conditionnant les jugements moraux de la personne) ;
Toujours, en fonction de notre identité, nous devrions forger un discernement et orienter notre sensibilité avec des questions du type : « D’où venez-vous ? êtes-vous des nôtres ? ou êtes-vous de l’ennemi ? (Cf. Pères du désert). C’est seulement une fois que nous avons découvert la provenance de nos pensées, de nos sentiments, … que nous pourrons agir en conséquence avec tout ce qui nous passe par la tête ou ce que nous avons dans le cœur – pensées, affections, émotions et sensations – favorisant ce qui est bon et ne donnant pas suite à ce qui est gâté à la racine.
Disons aussi que nous sommes en quelque sorte responsables, au moins de ce que nous faisons pour en comprendre la racine et deviner où cela pourrait nous conduire, pour comprendre ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes, de connu et de moins connu ou même de profondément inconscient ; nous sommes responsables de ce que nous faisons pour la garder sous contrôle dans notre examen de conscience, et ensuite le confier à la miséricorde du Seigneur au moment de la pénitence afin qu’il nous en débarrasse avec notre collaboration responsable.
Quand nous disons que nous devons aimer notre chasteté, nous voulons exactement dire qu’il ne suffit pas de corriger notre conduite ni de nous soucier qu’elle soit parfaite (car dit-on que les apparences doivent être sauvées), il faut au contraire entrer dans un processus où ce qui est perçu comme dissonant par rapport à nos valeurs et notre identité se trouve en crise ou remis en question, découvert dans son éventuelle racine païenne, réorienté… Autrement, nous restons attrapés dans une forme moderne de pharisaïsme, de fausse conduite, de réalité schizophrénique qui cache ce qui est pourri et permet à l’individu de ne pas se remettre en question.
Mbula N. Gilbert sx
Yaoundé 2021
Pour l’approfondissement :
- M. Conforti, Lettre Testament.
- Lettre Dg, 2020 : La vocation à laquelle nous avons été appelés ne pourrait être plus noble et plus grande.
- Cencini, Eduquer, former, accompagner. Une pédagogie pour aider une personne à réaliser sa vocation, Editions des Béatitudes, Burtin, 2007.
- --, Dall’aurora ti cerco, San Paolo, Milano, 2018.
[1] Le premier élément parle de la primauté de Dieu dans le cœur humain qui, en conséquence, sera rempli de tout ce que Dieu « préfère », des personnes et des œuvres que le Seigneur aime.
Le second concerne le sens de la paternité dans nos vies, c’est-à-dire le désir et la capacité de rendre notre témoignage fécond par l’action de l’Esprit. C’est l’expérience missionnaire de Saint Paul. « En effet, quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n’avez pas plusieurs pères. C’est moi qui, par l’Evangile, vous ai engendrés en Jésus Christ. Je vous exhorte donc : soyez mes imitateurs ! » (1Co 4,15-16). L’intensité avec laquelle ces deux éléments sont vécus se renforce et rend plus efficace notre témoignage de missionnaires ad Gentes.
La vie communautaire devient également un témoignage fécond du Règne de Dieu lorsque les membres qui la composent vivent avec joie, sérénité et sens évangélique le don du vœu de chasteté. Nous ne sommes pas célibataires endurcis ! Nous sommes des frères appelés par le Seigneur à aimer et à être aimés, vivant en lui le service de la mission selon notre charisme particulier.
Le don reçu doit être aussi jalousement conservé. « Malheur à nous », écrit Mgr Conforti, « si nous ne savons pas garder jalousement cette perle précieuse et si nous la jetons au rebut. Avec la perte de cette vertu, nous nous priverions, en même temps, de toute grâce devant Dieu et devant les Anges, de tout élan pour le bien, de tout amour pour la vertu et toute l’œuvre de notre sanctification pourrait se dire ruinée » (LT 5). Ça fait du bien lire et relire ce n. 5 de la LT dans son essentialité et en tirer des conséquences concrètes pour la vie personnelle.
Il peut y avoir en effet diverses déviations dans ce domaine. Si l’on n’est pas centré et enraciné en Dieu, on ouvrira son cœur à une mentalité « mondaine » qui ne pas en mesure de comprendre le pourquoi, la valeur et la beauté d’une vie vécue dans la chasteté. Inévitablement, on essaiera de remplir son cœur avec d’autres dieux, c’est-à-dire avec des compensations et des substitutions de toutes sortes. De cette façon, la mondanité ne tardera pas à entrer et à prendre possession de nos sentiments, de nos pensées et de nos actes.
Nous ne sommes pas sans savoir de quelques manifestations de cette perverse mentalité mondaine chez la personne consacrée: diminution progressive de la prière personnelle, diminution de la passion pour la mission ad gentes et ad extra, relativisation du contenu des vœux, auto-référentialité, mécontentement permanent et plaintes, désordre dans le vécue de la vie sexualité, incapacité à entretenir des relations sereines avec les confrères, peu de disposition au service gratuit, isolement, attachement aux gadgets et refuge sur le net, amitiés « privées », bourgeoisie, gestion privée de l’argent, paresse, tendance à créer son propre nid ...
« Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : « Donne-moi à boire », c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive » (Jn 4,10), dit Jésus à la Samaritaine. Nous devons nous rendre compte du grand don que Dieu nous a fait, nous demandant de vivre chaste pour son Règne. Don que nous devons accueillir avec gratitude, en le préservant, en le mettant en valeur et en lui rendant témoignage dans la joie de celui qui a rencontré le trésor (cf. Mt 13,44). C’est un devoir à accomplir chaque jour, avec détermination et humilité.
[2] La sensibilité est une orientation émotionnelle, mais aussi mentale et décisionnelle, imprimée au monde intérieur du sujet de son vécu personnel à partir de son enfance et, d’une manière de plus en plus significative, de ses choix quotidiens.
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