Reconnaître sa fragilité, garder une juste distance et trouver une guérison en Dieu ; pour mieux aimer notre vocation xavérienne.
« Dieu mon Seigneur m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire, pour que je sache à mon tour réconforter celui qui n’en peut plus. La Parole me réveille chaque matin, chaque matin elle me réveille pour que j’écoute comme celui qui se laisse instruire » (Isaïe 50, 4-5).
Un chemin de réflexion
Nous vivons dans un environnement qui est en perpétuelle mutation. Ceci exige de nous une capacité d’adaptation tout en restant fidèles à notre engagement religieux et missionnaire. Adaptation à nos problèmes et à nos évolutions physiques, psychiques et spirituelles. Ça concerne aussi bien notre capacité à grandir, à guérir parfois, à souffrir à certains moments – sans en être détruit – et à cheminer vers notre idéal vocationnel avec un peu de sérénité. Le bien-être intérieur et extérieur, n’est pas absence de conflit mais capacité de les assumer en restant en relation.
Aujourd’hui, comme communauté, nous avons besoin d’une guérison, d’une transformation. Mais je dois dire dès à présent que la guérison ne libère pas de toute fragilité, et je dirais : heureusement ! Ce serait une illusion que de vouloir vivre sans aucune fragilité, au même titre que de croire que guérir serait retrouver son état antérieur, une intégrité corporelle et psychique complète. Il s’agit plutôt, pour chacun de nous et tous ensemble, de poursuivre la quête d’une vie consacrée sensée, quelles que soient les fragilités et perturbations des sens et des sensations… la quête d’un amour inconditionné pour notre vocation xavérienne.
Au moment où nous nous asseyons pour planifier cette nouvelle année, nous ne pouvons pas le faire sans faire un regard sur ce qu’ont été nos expériences récentes et qui, d’une manière ou d’une autre, affectent encore notre mémoire tant personnelle que collective. Le travail que nous avons à faire est une démarche qui ne peut être vécue qu’en lien avec la communauté, notre communauté. C’est d’abord du cœur de notre communauté que nous sommes appelés à vivre une guérison et une réconciliation. Si nous parlons de la nécessité de reconnaitre notre fragilité, garder une distance juste et trouver une guérison en Dieu, c’est parce que nous sommes convaincus qu’il s’agit d’une démarche qui concerne notre personne dans toutes ses dimensions, notre être humain et xavérien dans leur intégralité.
Ne soyons pas naïfs, toute parole de consolation doit être accompagnée par un acte en vue de la libération. C’est dans ce sens que nous nous proposons de faire – pour cette année – pendant nos rencontres de formation et d’accompagnement, une vision holistique[1] de guérison et de salut en « aimant notre vocation xavérienne ». Nous y arriverons si nous sommes humbles,[2] vulnérables[3] et audacieux. C’est ce que nous pouvons appeler traverser la fragilité et reconnaitre que nul ne peut s’en sortir seul !
Certes, quand on parle de la fragilité, il faut s’y aventurer avec ce que Maurice Bellet appelle « la divine douceur ». Nous ne pouvons l’approcher que sur la pointe des pieds, d’abord parce que la fragilité que nous rencontrons chez les autres est aussi celle qui est en nous, la première que nous avons expérimentée. Ensuite, parce que l’expérience de la fragilité peut être autant un moment de grâce qu’une confrontation insupportable à la souffrance et au mal. Rencontrer la fragilité des autres nous renvoie à la nôtre et au mystère de l’être humain. L’audace que nous nous souhaitons aujourd’hui et tout au long de cette année est d’aller vers chacun de nos frères, fragiles comme nous sommes, pour leur parler de Quelqu’un qui a transformé nos fragilités en lumière, en espérance, et qui semble parfois silencieux, discret, absent même, alors qu’Il est dit tout-puissant. Ce sera, nous insistons, audacieux d’accueillir la fragilité… la sienne, celle des autres. De ceux qui nous la montrent, nous la confient. De celui qui la cache ou qui en a honte mais que nous devinons parce que nous sommes proches et frères. Il sera en définitif question d’accueillir notre propre fragilité. Donc la reconnaitre, ne pas la nier ni la fuir, ni faire semblant d’être plus fort. Notre fragilité est aussi une brèche qui peut nous ouvrir à l’autre, quand elle ne nous enferme pas sur nous-même. Elle nous révèle que, de par notre humanité, nous ne pouvons pas nous en sortir seul.
Dans les cercles religieux, fait remarquer A. Grün, il n’est pas rare que l’on dissimule le conflit derrière des bonnes paroles : nous, chrétiens, nous nous aimons et ne nous querellons pas. On ne se rend pas compte qu’en ignorant le conflit, et en brandissant cette prétention morale, on exerce une forme de pouvoir. Je n’ai pas envie de dramatiser, mais il me semble que nous n’avons pas assez parlé de ce qui s’est passé récemment parce que « nous avions peur ». Nous avons probablement choisi de parler en coulisse ou en petit groupe parce que « nous avions peur ». Nous en savions beaucoup, mais nous avons eu peur de nous exposer au jugement… Pendant une séance d’accompagnement, il m’a été rappelé et je nous rappelle aussi aujourd’hui que « la Bible commence par une première parole de l’homme à Dieu : ‘Je me suis caché parce que j’avais peur’ (Gn 3,9-10) et se termine par une dernière : ‘Oui, viens Seigneur Jésus !’ (Ap 22,20). Nous ne trouverons pas peut-être des solutions imminentes à ce qui ronge notre mémoire collective ; je ne peux non plus vous dire d’accepter tout comme volonté de Dieu ou que le Seigneur nous envoie des croix pour nous faire grandir dans la foi ; … Je vous invite plutôt à nourrir une attitude faite des questions existentielles, spirituelles et théologiques en personnes conscientes d’être exposées, si pas maintenant, tôt ou tard. D’où le sens de dire continuellement et sans peur : « Oui, viens Seigneur Jésus ! »
Sans donc vouloir me répéter, je reprends les trois pas que comporte notre titre tout en nous souhaitant de nous laisser continuellement instruire par la Parole et par les événements de la vie :
Reconnaître sa fragilité
Le moine bénédictin ci-haut mentionné nous rappelle qu’en cas de conflit, une communauté entière peut choisir la fuite et faire comme si tout allait bien, en brandissant des idéaux qu’elle s’impose. Elle s’enivre même parfois de ces images idéales qu’elle a d’elle-même, mais en agissant ainsi, elle refoule ses zones d’ombre. Or là où il n’y a que lumière au centre de tout, il y a aussi certainement beaucoup d’ombres, et il est plus humble de le reconnaître d’emblée. Reconnaître sa fragilité, c’est aussi se découvrir des antennes… pour anticiper toute menace… ou pour pressentir sur le visage de l’autre une attente silencieuse, une souffrance muette. Reconnaitre notre fragilité – nous en avons tous – est sans doute la condition pour accueillir celle de l’autre. Celui qui se croit sans fragilité peut-il écouter avec son cœur ? Est-il en contact avec ses profondeurs, là où nous sommes un mélange de lumière et d’obscurité, de force et de faiblesse ?
Pourtant, il ne faut pas idéaliser la fragilité. Certaines sont vécues comme des prisons, des handicaps indépassables, des obstacles insurmontables à la communication. Dans ce cas, elles apparaissent moins comme une chance que comme un enfermement mortifère et il nous faut faire tout ce que dépend de nous pour en guérir et pour grandir en liberté intérieure.
Evoquer la fragilité, c’est pointer tout ce qui, dans notre vie, menace notre intégrité (humaine, chrétienne et vocationnelle) et notre équilibre, notre autonomie et notre capacité d’entreprendre ou de communiquer. La fragilité concerne toutes les limitations de notre corps, de notre psychisme, de nos capacités relationnelles, de notre vie spirituelle, de notre manière d’être au monde, que nous subissions comme un empêchement à goûter et à vivre pleinement notre vie et notre vocation xavérienne.
Garder une juste distance
Quand nous sommes appelés à apporter de l’aide, surtout auprès de personnes qui nous sont proches, il est difficile de garder la juste distance, de nous laisser toucher sans nous laisser envahir, ou sans nous exposer à sombrer. C’est tout simplement parce que nous avons nous-mêmes nos fragilités personnelles et qui ne sont toujours pas identifiées ou assumées. La fragilité de l’autre, en effet, est un miroir de la nôtre. L’expérience de la souffrance ou de la fragilité d’un proche peut représenter la rencontre inéluctable avec le mal et le malheur à l’œuvre dans le monde et dans notre propre vie. Permettez-moi de vous dire que cette révélation peut être insupportable.
Retenons cependant que l’expérience de la fragilité, quand elle est vécue avec justesse – et il est bon de se faire accompagner, de ne pas chercher à tout « gérer seul » comme il arrive parfois – peut devenir le lieu du dévoilement de notre propre vérité : nous sommes des êtres mortels et fragiles exposés à la souffrance ainsi qu’à des limites. Mais aussi, quand nous nous proposons à juste titre d’accompagner la fragilité de nos frères, nous pouvons découvrir en nous, avec surprise et même émerveillement, des trésors de compassion, de tendresse, d’écoute, de dépassement insoupçonnés.
Je me dis, nous avons été créés pour aimer et notre fragilité est bien souvent ce qui nous rend capables d’aimer. Car aimer, c’est être habité, c’est se laisser visiter, ouvrir un espace pour l’autre, ce qui n’est possible que s’il existe en nous une béance, une incomplétude, une faille.
Trouver une guérison en Dieu
Nous ne pouvons pas oublier qui nous sommes, notre identité chrétienne et religieuse. Nous sommes déjà entrés dans les préparatifs de notre XVIIICG et il nous est demander d’« aimer notre vocation xavérienne ». Ceci justifie pourquoi nous devons trouver notre guérison en Dieu, mais pas avant d’avoir fait les deux premiers pas. Il sera pour nous question de toujours nous demander comment porter de façon féconde l’épreuve de la fragilité en nous et en l’autre si nous n’avons pas restauré une relation filiale avec notre Dieu ? C’est la première guérison dont nous avons besoin : celle de nos représentations de Dieu. Tant que nous restons dans la peur d’être jugés et rejetés par Lui, dans la culpabilité morbide de faiblesses qui n’ont pas toujours dépendu de notre volonté propre, tant que nous pensons devoir mériter la grâce, nous ne pouvons pas nous considérer comme des enfants bien-aimés. Or la grâce est toujours donnée, comme le soleil se lève tous les matins. Et Dieu fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Il ne nous enferme jamais dans notre mal ou notre faute.
Il ne dépend que de nous de cesser de nous replier sur nous-mêmes et d’exiger des autres de faire notre bonheur, en multipliant les conditions pour consentir à nous laisser aimer. Il est bon d’accueillir la parole de Jésus à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu et quel est celui à qui tu demandes à boire… » (Jn 4,10).
Pour mieux aimer notre vocation xavérienne
Il y a une seule voie pour nous ici et maintenant pour mieux aimer notre vocation xavérienne. Dépasser nos peurs et reconnaitre les grâces que Dieu nous fait à sa suite et à travers notre quotidien. Alors, du cœur de ma fragilité reconnue et acceptée, jaillira une force, une capacité d’accueillir la fragilité, la misère même des autres avec tendresse, en me laissant toucher, mais sans me laisser envahir ou détruire. Fort d’une puissance d’amour et de compassion qui ne vient pas de moi, je peux écouter et accueillir, et aimer chaque jour ma vocation, notre vocation xavérienne. Ayant trouvé la « distance juste », je suis à la fois assez fragile et assez fort pour être et me montrer vulnérable. Aimer jusqu’à oser être vulnérable, c’est aimer comme le Christ nous a aimés. La seule manière de ne pas surestimer nos forces, car elles ne viennent pas de nous, c’est de puiser au quotidien dans son cœur à Lui. Alors dans mon quotidien, je n’aurai pas peur d’aimer ma vocation – je n’aurai pas peur de rendre compte de mon emploi de temps et de mes sorties, je n’aurai pas peur de rendre compte de mes dépenses et recettes, je n’aurai pas peur de demander de l’aider dans mes doutes, … je n’aurai pas peur d’accepter l’invitation à la collaboration communautaire et missionnaire. La Parole me réveille chaque matin, chaque matin elle me réveille… pour que j’écoute comme celui qui se laisse instruire.
[1] Cet adjectif vient du grec holos : entier, intégral. Il s’agit de la même racine que dans « catholique ».
[2] Etre humble, c’est avoir le courage de descendre dans les profondeurs de soi-même et dans la fragilité de la communauté. C’est sentir que l’on est fermement ancré dans la terre.
[3] Oser se montrer vulnérable c’est oser s’exposer… C’est prendre le risque d’être atteint, blessé, voire déstabilisé par la souffrance et la fragilité de l’autre, qui renvoie à la nôtre. Lorsqu’on ose être et se montrer vulnérable, les autres osent exposer leur fragilité et solliciter compassion. Certains profiterons de la vulnérabilité qui s’offre pour faire du mal, régler des comptes, peut-être à cause de blessures qui sont en eux… D’autres, de façon plus ou moins perverse, ou désespérée peut-être, voudront vérifier jusqu’où notre vulnérabilité consent à n’être que compassion, écoute, accueil… Pour pouvoir être vulnérable, il faut être fort, fort dans le sens de « construit intérieurement ». Cette construction intérieure ne peut se faire qu’à travers le chemin du pardon et grâce à l’apprentissage du consentement à se laisser aimer. Ne comptant plus sur soi-même, conscient de mon incapacité d’aimer quand je suis blessé, confronté à mes résistances intérieures.
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