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Le tribalisme dans la vie consacrée en Afrique : « un nouveau normal » ?

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Le tribalisme, c’est-à-dire le repli identitaire qui exclut et marginalise l’autre car il n’appartient pas au groupe humain auquel on est attaché et dont on se revendique, a montré son laid visage au Rwanda en 1994 et un peu avant au Burundi. Dans la mémoire chrétienne en Afrique, ce drame est plus scandaleux parce qu’il s’est passé dans des pays dits majoritairement chrétiens.

Alors que nous célébrons le 30e anniversaire de ce triste événement, un écrit sur ce fléau ne peut qu’alerter. Dès lors, l’article publié par la revue Telema 1/24 (1-4/2024), p. 69-82, de jésuites de la RD Congo, mérite une attention particulière ; surtout comme il se réfère à la vie religieuse dont on sait que la nature et la mission sont fondamentalement aux antipodes du tribalisme. Le texte est intitulé : « Quelques défis de la vie religieuse aujourd’hui en Afrique : la nostalgie d’une authenticité perdue ? », Son auteur est le père Willy Moka-Bubelo. Il dit vouloir s’écarter de la tendance habituelle qui consiste à identifier les défis de la vie religieuse à partir du vécu des vœux religieux : la chasteté, la pauvreté et l’obéissance. Selon lui, cette approche est réductionniste.

Il pense plutôt qu’en Afrique, la vie consacrée (VC) fait face à quatre défis qui risquent de compromettre son avenir si on n’y prête pas une attention particulière en vue d’une réforme en profondeur. Il cite : 1) le défi de la remise en question de la toute-puissance de Dieu ; 2) le défi du tribalisme, du régionalisme et de l’exclusivisme ; 3) le défi du contexte dans lequel les personnes consacrées vivent leur consécration et accomplissent leur mission dans l’Église et au sein de la société ; 4) le défi de la perte d’humanité qui affecte l’authenticité du vécu de la vie communautaire (p. 69).

Le tribalisme, un fléau qui persiste

Désigner le tribalisme comme un des défis de la VC en Afrique n’est pas nouveau. En 2013, un autre jésuite, Jean-Marie Van Parys, décédé en 2019, parlait du tribalisme comme une de cinq menaces de la VC en Afrique, à côté « des croyances et pratiques traditionnelles, de trop de pouvoir des aînés, de la soumission à la famille et la course aux titres universitaires ». Cf. « Les cinq menaces pour la vie consacrée en Afrique », dans Telema 2 (6-7/2013). Il s’agit donc d’un fléau qui persiste. Le tribalisme, parce qu’il écarte l’autre différent que soi, est en opposition radicale avec ce qui fonde et manifeste la VC : le primat de Dieu, Père de tous et la vie fraternelle en communauté, une fraternité au-delà de l’ethnie[1]. Devenue comme une coutume ambiante au sein de certaines congrégations, W. Moka-Bubelo dit qu’il s’agit d’un « nouveau normal » qui ne laisse plus transparaître la différence entre les pratiques mondaines et les valeurs de la VC (p. 77). C’est pour cela que le tribalisme est inquiétant.

Comment se manifeste le tribalisme ?  Selon le jésuite congolais, on le reconnait par un style de vie où le critère du sang de la tribu, les affinités territoriales et les intérêts du pouvoir priment sur l’eau du baptême et l’idéal évangélique. Malheureusement, cette référence est devenue un mode de vie habituel dans certaines congrégations. Car, dit-il, « au lieu de se décrire en fonction de leur charisme ou de leur mission, elles se définissent en termes des origines du lieu de provenance ou la langue de la majorité des membres qui les constituent » (p.75-76).

 Selon lui, les travers d’un tel virus sont multiples. D’abord, il y a l’exclusionnisme qui consiste à écarter toutes les personnes qui ne remplissent pas ces « critères » et donc sont exclues du cercle de ceux qui orientent la destinée et l’avenir de la congrégation, mais aussi considérées comme des ‘étrangers’ dont on s’éloigne à tout prix, parce qu’elles sont une menace pour les intérêts du groupe majoritaire (p. 76). Participe à ce péché tribal, l’équilibrisme régional qui est un camouflage des tendances exclusionnistes et tribalistes en confiant des responsabilités à des personnes qui ne partagent pas les mêmes affinités tribales, régionales ou linguistiques avec ceux ou celles qui sont au pouvoir dans le seul but d’échapper au regard critique et accusateur des autres.

Cette pratique païenne se ressent dans le recrutement de nouveaux candidats "où sont préférés les jeunes venant de la région ou de la tribu des responsables de la congrégation" ; les nominations où les postes de responsabilités sont confiés aux protégés ou aux membres du club ou ceux qui viennent de la colline, les élections des nouveaux supérieurs ou les alliances se forment pour garantir la succession aux postes de responsabilité et le partage des privilèges et avantages. Pour cette sale besogne, dit le jésuite, « l’approche de la fin du mandant devient le moment de grandes agitations et de tous les calculs machiavéliques » (p. 76). L’ère est aux grandes combines ! On est ici dans un système qui ne diffère guère du jeu politique dont les hommes et femmes en habits religieux se plaisent par ailleurs à dénoncer les travers.

Les racines du tribalisme

Le tribalisme, sous toutes ses formes, où il devient la norme est une menacé sérieuse qui jette un discrédit sur la VC. D’où la question : « qu’est-ce qui fait que de gens qui ont solennellement fait des vœux évangéliques arrivent à vivre comme des païens ? ». Il sied ainsi d’examiner en profondeur les racines du tribalisme. L’article en identifie deux : la sécularisation, une caractéristique du contexte de modernité dans lequel vivent les consacrés africains et la perte d’humanité. Selon l’auteur, les valeurs promues par la modernité sont souvent le contraire des valeurs évangéliques. Dans celle-ci, l’être humain, ses goûts et ses intérêts se substituent à la place de Dieu. Ici, ce qui importe c’est moins la recherche de la volonté de Dieu et vivre selon elle, mais bien ce qui plait au sujet. Il devient la norme de l’agir.

Ainsi compris, à la racine du tribalisme, il y a un problème du rapport à Dieu. Un consacré tribaliste n’a qu’un lien fonctionnel à Dieu. Dieu n’est Dieu que parce qu’il sert ses intérêts et ceux de son groupe ethnique. Voilà pourquoi on ne peut évaluer le sérieux de la VC à partir des attitudes extérieures religieuses. Moka-Bubelo dit que dans une communauté où le tribalisme est la norme, les prières et les célébrations communautaires sont « une comédie spirituelle » (p. 81). Et Dieu seul sait combien de comédiens spirituels existent aujourd’hui en Afrique.

Là où la foi en Dieu et l’obéissance à sa parole ne sont que des vernis, on ne peut s’étonner que les relations interpersonnelles soient biaisées. On ne voit plus en l’autre un frère et une sœur à aimer et dont on veut du bien, mais un concurrent à éliminer à tout prix et sans scrupule. La perte d’humanité est à son comble. C’est pour cette raison, dit le jésuite, « que beaucoup de communautés religieuses ont cessé d’être des lieux d’épanouissement, de joie et de réalisation humaine pour se transformer à des clubs de ‘fonctionnaires de Dieu’ et d’activités dont la seule devise est la compétition sans merci » (p. 80). Dans une telle ambiance, c’est la mission des consacrés qui en pâtit. Manque de créativité, moindre effort, commérage, vie fade, multiplications de normes, attachement aux petites règles…voici quelques indices des communautés malades en humanité.

Et parce qu’avant d’être chrétien ou consacré, on est humain, on saisit vite que pour ses membres, la vie de foi est juste un slogan et la VC, une parodie qui se cache derrière des accoutrements religieux. L’auteur n’est pas un alarmiste et encore moins un de ceux-là qui ne ratent aucune occasion pour discréditer la VC en Afrique. Il reconnait qu’il existe en Afrique des communautés religieuses "où règnent l’amour aussi bien en paroles qu’en acte" (p. 80). D’ailleurs en proportion, elles sont plus nombreuses que celles malades du tribalisme. Mais à voir le nombre toujours croissant des membres de certaines congrégations, les conflits qui les opposent et leur offre missionnaire, il est difficile de penser que le jésuite exagère dans son diagnostic.

Le remède au tribalisme

Le remède au tribalisme n’est pas à chercher avant tout dans les stratégies institutionnelles ou organisationnelles ; dans le sens d’un fonctionnement de la congrégation ou de la communauté de type parlementaire. Dans l’article, Moka-Bubelo croit que cette stratégie qui cherche à favoriser une certaine représentativité n’est qu’une solution de façade. Car elle procède de la logique « d’une fausse inclusivité dont l’objectif est de satisfaire tout le monde en sacrifiant la compétence et le mérite ». On est ici dans une logique du partage du gâteau, mais tout en se rassurant que le gros du morceau est réservé au groupe dominant. Ainsi faisant, conclut le jésuite, on oublie que « la géopolitique sans prise en compte des compétences entraîne la ruine des institutions » (p. 77).

C’est pour cette raison qu’il propose de soigner le tribalisme à partir de ses sources. Dit simplement, le problème du tribalisme se pose fondamentalement comme un problème foi. Les tribalistes ont une relation fausse avec Dieu ; du moins s’ils en ont une. Car tribalisme et paganisme ne diffèrent guerre. Les deux tendances relèguent Dieu et sa parole au second plan. «Dis-moi en quel Dieu tu crois et je te dirai le degré de ton tribalisme », pourrait-on dire. C’est à partir de cet axe théologique qu’il sied de saisir la cure que l’auteur propose afin qu’en Afrique, la VC puisse signifier ce qu’elle a toujours été dans l’Église et dans le monde.

C’est dans la spiritualité jésuite que Moka-Bubelo trouve un anti-virus au virus tribal. Il voit dans la réponse à la question posée par la 36e Congrégation Générale de la Compagnie de Jésus, une réponse qui doit constituer le point de départ de la réforme et de la refondation de la VC aujourd’hui. La question était formulée ainsi : « Pourquoi les Exercices ne nous changent pas aussi profondément que nous pourrions l’espérer ? » Adressée aux consacrés africains elle peut être reformulée ainsi : « Pourquoi les retraites, les prières et l’eucharistie quotidienne ne nous changent pas aussi profondément ? » (p. 81-82).

En se référant aux conseils de son instructeur de Troisième An, le père Iboudo Jean Théotokos, l’auteur dit : « Les exercices spirituels ne nous changent pas aussi profondément que nous pourrions l’espérer parce que nous avons perdu la grâce de la deuxième semaine des exercices spirituels ». Et cette grâce consiste à demander « une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin que je l’aime et le suive davantage » (ES 104).  Willy Moka-Bubelo conclut : « La connaissance des préférences de Jésus et de ses jugements de valeurs, en vue d’en faire notre manière de procéder et d’agir, conduit à transcender notre tendance à vouloir nous définir par rapport à nos appartenances tribales, nos affinités linguistiques ou régionales qui excluent les autres » (p. 82).

C’est pour dire que derrière des attitudes tribales, il se cache un grave problème de foi en Dieu qu’on ne l’imagine. Et donc, c’est prioritairement dans l’initiation à cette foi, sa croissance et le style de vie qu’elle commande qu’il sied d’investir afin de reconnaître les faux-consacrés au service de leurs intérêts et ceux de leur tribu et les consacrés, vrais disciples du Christ et au service du peuple de Dieu. Murir et nourrir son rapport personnel à Dieu et à sa parole, devenir familier aux préférences de Dieu selon ce qu’enseigne l’Évangile me semble un remède efficace contre tout repli identitaire qu’il soit tribal, national ou racial. La proposition du jésuite congolais est ainsi valable aussi bien en Afrique et partout où le consacré peine en voir en l’autre différent de lui, un frère et une sœur en humanité à aimer et dont on veut du bien ; simplement car il est un enfant de ce Dieu qui est Père de Tous. Reconnaissons-le, pour y parvenir, la route est encore longue ! So help us God, diraient les anglais !

[1] Cf. Mèdéwalé-Jacob AGOSSOU, Christianisme africain. Une fraternité au-delà de l’ethnie, Paris, Karthala, 1987. 

Louis Birabaluge sx
28 Mai 2024
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