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L’obéissance religieuse est-elle un acte raisonnable ?

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L'obéissance, peut-on affirmer, permet au religieux de perdre sa vie pour la retrouver transformée dans le Christ.[1]

Cette affirmation, bien que claire, ne nous empêche nullement de nous interroger sur la dimension raisonnable de l’obéissance dans un monde tenté par la volonté de puissance et l’auto-affirmation de soi. L’obéissance est-elle un acte raisonnable ? D’aucuns répondront à cette question soit par l’affirmative - si on est dans le monde religieux - soit par la négative - si on se laisse conduire par l’idéologie de notre monde caractérisé par l’individualisme et la vision autonomiste de la personne.

Dans un monde qui valorise le pouvoir et prône la liberté individuelle sans restriction, il serait absurde de concevoir l’idée de renoncer à sa propre liberté afin de se laisser guider par un autre. En effet, la liberté est l’une des caractéristiques fondamentales de l’être humain. C’est ainsi que certains penseurs ont estimé que renoncer à la liberté de soi n’est rien d’autre que renoncer à son humanité. Le lien étroit entre la liberté et l’humanité a parfois conduit à établir une relation antagoniste entre la liberté et l’obéissance.

Je voudrais, en répondant à la question qui constitue le fil conducteur de cette réflexion, montrer que l’obéissance est avant tout un acte de liberté, et entant que telle, elle ne peut pas être en contradiction avec la liberté parce que loin de nous diminuer, elle nous élève et nous fait grandir. Et en nous élevant et en nous faisant grandir, l’obéissance nous permet de transcender certains critères et considérations sur lesquels nous nous appuyons pour nous définir.

Afin de procéder de façon systématique, j’ai divisé ma réflexion en deux points. Le premier point est consacré à la relation entre l’obéissance et la liberté, et le deuxième point parle du vœu d’obéissance comme une attitude de confiance.

1. L’obéissance et la liberté

Dans une collection d’essais intitulée Liberté-Libération,[2] Edouard Pousset met en lumière l’impossibilité d’une contrainte extérieure de sus citer l’élan intérieur qui fait adhérer librement une personne à un idéal ou à une valeur. Il écrit : « on peut contraindre mon corps et me faire parler ; mais il me semble bien qu’on ne pourrait faire que s'abolisse en moi, définitivement, le sentiment d’un désaveu clair ou sourd. On ne peut pas me faire adhérer intérieurement tout à fait, si je ne veux pas adhérer. »[3] L’usage de l’adverbe intérieurement veut souligner le fait que l’obéissance est avant tout un acte de liberté intérieure, un élan intérieur qui pousse un être humain à embrasser un idéal indépendamment des conséquences qui peuvent en découler.

Il ressort de ce qui précède que lorsque l'obéissance cesse d’être un élan de liberté intérieure, elle est perçue et interprétée comme une contrainte qui s’impose de l’extérieur. Ainsi donc, on peut facilement tomber dans l’extrinsécisme moral qui tend à mettre l’accent sur l’observance externe des lois et des préceptes, avec une moindre préoccupation pour les principes ultimes qui sous-tendent la conduite morale. L’exemple du jeune homme riche dans l’évangile de Marc (Marc 10, 17-22) nous éclaire davantage à ce sujet. En plus de l’observance de la loi depuis son enfance, Jésus lui demande de faire un pas de plus. En d’autres termes, Jésus l’invite à considérer sérieusement les principes ultimes qui sous-tendent sa conduite morale. Lejeune homme use de sa liberté pour ne pas répondre à l’appel du Christ, et ce dernier ne s’y oppose pas.

Certaines personnes voient en l’obéissance l’annulation de tout souvenir de libération ou de toute espérance. Ce sentiment d’annulation est à la base de diverses interrogations. Edouard Pousset en énumère quelques- unes : « Obéir, n’est-ce pas le contraire de la liberté ? A elle seule, cette condition n’annule-t-elle pas le souvenir de la libération et les plus belles espérances ? »[4]

Il est important de souligner ici que l’être humain est un être de liberté. Il peut accepter ou refuser quelque chose. C'est pourquoi il est impérieux de bien comprendre la relation qui existe entre l’être et l’agir. L’agir, disent les philosophes, suit l’être. En d’autres tenues, je suis d’abord avant d’agir. Cela veut tout simplement dire que mon agir est souvent influencé par ma façon d’être. Voilà pourquoi l’obéissance - le sujet qui nous concerne ici - ne doit pas être fondée sur la peur, mais plutôt sur la liberté. Une obéissance qui repose sur la peur conduit au danger de commercer à vivre la vie des autres. La personne cesse d’être elle-même pour se diluer dans les autres et perd son identité. Et quand une personne perd son identité, elle cesse d’être authentique et vraie, et s’inscrit dans la logique de plaire. Cette logique inévitablement pousse la personne à effectuer ce que Ronald Rolheiser appelle le divorce du surdoué et de l’adulte qui donne, ou ce que nous pouvons appeler le passage de l’enfant obéissant à un adulte aigri ou amer.

Pour bien comprendre le pourquoi de ce passage de l’enfant obéissant à un adulte agri, il faut bien saisir l’essence de la spiritualité telle que décrite par Rolheiser. La spiritualité, note-t-il, est en définitive une question de dépassement de soi, d’altruisme et de désintéressement. La religion en a toujours fait sa pièce maîtresse. Être mûr sur le plan religieux, poursuit Rolheiser,

C’est être une personne qui donne librement sa vie. Bien que cela soit évidemment vrai, la façon dont cela a été prêché a parfois été problématique. Ce qui ressemble à l’altruisme peut en réalité être égoïste et manipulateur, et ce qui ressemble à un cadeau gratuit peut être assorti de conditions. Le véritable désintéressement n’est pas si facile à définir. Nous sommes tous trop familiers avec la situation dans laquelle on sacrifie pour un ami mais finit par être amer et se sentir utilisé [...] Dans notre recherche de dépassement de soi, nous ne pouvons souvent pas faire la distinction entre le don de soi et le fait d’être victime.[5]

Faisant référence à un essai de l’analyste Suisse Alice Miller, intitulé Le Drame de l'enfant surdoué, Rolheiser note que « pour Miller, l’enfant surdoué n’est pas l’enfant avec l’extraordinaire quotient intellectuel. L’enfant surdoué est plutôt la personne qui, à partir du ventre, est extrêmement sensible, la personne qui relève, intériorise et vit les attentes des autres. L’enfant surdoué est le plaiseur, la personne qui ne veut pas décevoir les autres. »[6] La crainte de décevoir les autres est précisément ce qui pousse l’enfant obéissant à devenir l’adulte aigri. Miller l’exprime en ces ternies : « Les personnes qui se sacrifient pour les autres parce qu’elles craignent de décevoir finissent par devenir, au milieu de leur vie, amères, se sentir victimes, en colère parce qu’elles ont toujours dû sacrifier leur besoin personnel au gré des autres. L’enfant surdoué finit par devenir l’adulte aigri. »[7]

Ce qui est dit de l’enfant surdoué, peut s’appliquer mutatis mutandis à la personne qui obéit par peur ou par souci de plaire. Une obéissance fondée sur la peur est dépouillée de toute liberté intérieure et de toute confiance. Elle devient simplement une formalité qui, en réalité, conduit à l’uniformisme ou à l’unanimisme dans la mêmeté. Nous pouvons ici recourir aux Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola pour mieux saisir la pertinence de la liberté intérieure dans sa relation à l’acte d’une obéissance responsable. Dans la Méditation des Deux Etendards [E.S. 136- 148], Ignace nous invite à être libres devant les choses, devant les autres et devant nous-mêmes. C’est une invitation que nous trouvons déjà dans le Principe et Fondement, avec le principe d’indifférence [E.S. 23].

2. L'obéissance comme une attitude de confiance

S’agissant de l’obéissance comme une attitude de confiance, nous pouvons affirmer de façon lapidaire que c’est le vœu le plus délicat et le plus difficile de tous les vœux, parce qu’il est soumission et dépendance à l’égard de l’autre. Le Pape Paul VI définissait l’obéissance comme « l’holocauste de la volonté propre qui s’offre à Dieu ».[8] A cause de la soumission et de la dépendance qu’implique l’obéissance, celle-ci doit être imprégnée de la confiance, elle doit inspirer la confiance et conduire à la confiance.

Parlant de son expérience sur le vœu d’obéissance dans la Compagnie de Jésus, le Cardinal Jean Daniélou décrit l’obéissance comme l’expression d’une volonté de dépassement et de désappropriation de soi pour le service de Dieu. Pour lui, la spiritualité de l’obéissance se fonde sur une véritable mystique du don de soi. Vu la délicatesse du vœu d’obéissance, Daniélou souligne le fait que « les rapports du supérieur avec l’inférieur doivent garder un caractère humain, paternel, se fonder sur une collaboration et non sur une volonté de puissance. »[9]

Afin d’éviter la confusion qui peut facilement conduire à la remise en question de l’essence et du sens de l’obéissance religieuse, Daniélou fait remarquer que « la maladresse de certains supérieurs ne doit pas faire oublier la signification profonde de ce vœu d’obéissance qui assure [aux congrégations religieuses] une grande part de [leur] efficacité au service de l’Église. »[10] Daniélou n’exclut pas la possibilité d’avoir des injustices et des abus dans les rapports entre supérieurs et inférieurs qu’exige le vœu d’obéissance ; injustices et abus dans lesquels les sentiments ne sont plus sous la gouvernance de la raison, mais laissés à la merci des instincts de vengeance et du désir de faire sentir son pouvoir à tout prix. Autrement dit, l’obéissance deviendrait synonyme d’agir sous l’emprise de l’instinct. Dans le même ordre d’idées Henry Donneaud observe ce qui suit :

L’histoire autant que l’actualité nous enseigne que le vœu d’obéissance, comme propos radical de vie, comme libre remise de sa vie entre les mains de supérieurs, comporte de réels et redoutables dangers. Les abus n’ont pas manqué, et continuent de ne pas manquer [...] Comment ce chemin de libération chrétienne par excellence peut-il devenir occasion de déviations et de perversions qui, loin de libérer les personnes, les aliènent et les blessent en profondeur ?"[11]

Comment alors éviter que le vœu d’obéissance ne se transforme en aliénation et ne devienne la source de blessures profondes ? Il nous faut transcender nos vues personnelles pour rechercher le bien de l’Église. Comme l’observe si bien Daniélou, le vœu d’obéissance relève d’une très profonde sagesse. Nos vues personnelles sont souvent très courtes et il est bon que notre vie puisse être conduite à partir de vues plus hautes concernant le bien de l’Église. Il devient ainsi évident que pour que l’obéissance contribue efficacement au bien de l’Église, elle doit avoir pour soubassement la confiance réciproque ; dans le cas contraire, elle sera interprétée comme « une forme de violence faite à la conscience individuelle. »[12]

La violence faite à la conscience individuelle est dans la plupart des cas, la cause de la difficulté d’orienter l’activité et la pensée des membres d’une famille religieuse vers le bien commun. Celui ou celle qui a la charge d’animer la communauté ou la congrégation s’érige en celui ou celle dont l’humeur devient le standard du jugement des actions des autres. Comme le note parfaitement bien Paul Hoffer,

Au lieu d’orienter l’activité et la pensée de ses subordonnés vers le bien et l’œuvre, il les tourne vers lui-même, les attache à sa propre personne, leur fait désirer exagérément ses faveurs, les habitue à se conduire « au doigt et à l’œil », comme des enfants qui règlent leur conduite sur l’humeur du maître. Son autorité désagrège la personnalité de ses sujets, parce qu’il règne surtout par la crainte. Or celle-ci n’est pas constructive, car elle replie les sujets sur eux-mêmes et dans la défense de leurs droits menacés, au lieu de les axer en tout sur leur devoir, c’est-à-dire sur le bien. Aussi l’égalitarisme et l’esprit revendicateur sont-ils la grande plaie des groupements gouvernés par un chef autoritaire. Le mauvais esprit, alors, n’est pas loin et surtout l’esprit critique généralisé qui est l’unique vengeance possible aux inférieurs impuissants.[13]

Dans un tel climat, la confiance cède la place à la méfiance et l’ouverture se transforme en une plaisanterie qui vise à dire ce que l’autre aimerait entendre. Pour éviter une telle comédie de mauvais goût, il faut redécouvrir la signification profonde de l’obéissance comme conformité parfaite à la volonté de Dieu afin de la saisir comme chemin de libération. Donneaud nous éclaire à ce sujet lorsqu’il écrit :

Le Christ a dégagé une signification plus profonde, faisant de l’obéissance le chemin de libération par lequel l’homme nouveau se libère de l’emprise du péché et de la mort par conformité parfaite à la volonté du Père. D’où l’importance primordiale qu’a prise l’obéissance dans la vie chrétienne, pour tous comme obéissance de charité, et plus particulièrement pour ceux qui se proposent de suivre et imiter le Christ au plus près, en remettant toute leur vie, par le vœu d’obéissance, entre les mains de supérieurs « qui tiennent la place de Dieu ». Sans perdre sa finalité première au service du bien commun, l’obéissance devient ainsi matrice de perfection chrétienne, voie royale vers la charité parfaite.[14]

Que faut-il conclure ?

De cet exposé, il ressort d’abord que l’obéissance s’adresse avant tout à une personne libre. En ce sens, on peut affirmer que l'obéissance est une vertu des personnes libres qui sont aussi capables de désobéir. L’obéissance bien assumée nous met inévitablement sur le chemin de la joie évangélique et de la compassion. Ensuite, l’obéissance nous aide à comprendre que le don de notre âme et de notre corps au service de l'Église est l’expression parfaite et profonde de notre liberté et de l’esprit humain. Enfin, l’obéissance comprise comme coresponsabilité rend perceptible le fait que « la gloire de la vie consacrée est constituée par l’obéissance humble, prompte, franche, oublieuse de soi ».[15]

Willy Moka-Mubelo, S.J., PhD.
Doyen Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius
Université Loyola du Congo

 

[1] Ce texte est une conférence révisée donnée lors de l’Assemblée des Sœurs de Saint Joseph de Cuneo à Kimwenza, le 15 août 2021.

[2] E. Pousset, Liberté-Libération, Paris, Beauchesse, 1978.

[3] E. Pousset, Liberté-Libération, 17.

[4] E. Pousset, Liberté-Libération, 38.

[5] R. Rolheiser, The Holy Longing: The Search for a Christian Spirituality, New York. Doubleday, 1999, 36-37.

[6] R. Rolheiser, The Holy Longing: The Search for a Christian Spirituality, 37.

[7] Ibid.

[8] Documents Pontificaux, “Discours aux chapitres de différents ordres et instituts religieux”, 23 mai 1964, 488-491.

[9] J. DANIÉLOU, "Le vœu d’obéissance d’après un Jésuite," httos://www. mavocation.org/appele-a-quoi/vie-religieuse-consacres-moine/416-voeu-d- obeissance.html (Consulté le vendredi 21 juin 2019 à 16h27).

[10] J. DANIELOU, « Le vœu d’obéissance d’après un Jésuite », https://www. mavocation.org/appele-a-quoi/vie-religieuse-consacres-moine/416-voeu-d- obeissance.html (Consulté le vendredi 21 juin 2019 à 16h27).

[11] H. DONNEAUD, « Liberté et obéissance dans les communautés nouvelles », in Communio, no.254 (novembre - décembre), 2017, 39.

[12] J. DANIELOU, « Le vœu d’obéissance d’après un Jésuite », httos://www. mavocation.ora/aDDele-a-auoi/vie-religieuse-consacres-moine/416-voeu-d- obcissance.html (Consulté le vendredi 21 juin 2019 à 16h27).

[13] H. PAUL, Directoire des Directeurs, Paris, Centre de documentation scolaire, 1956, 42.

[14] H. DONNEAUD, « Liberté et obéissance dans les communautés nouvelles », in Communio, 254 (novembre - décembre 2017), 39.

[15] Documents Pontificaux, « Discours aux curés et prédicateurs de carême », mars 1965 et « allocution à des religieuses hospitalières », avril 1965

Willy Moka-Mubelo, SJ
21 Agosto 2022
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