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La crise du sens d’appartenance: un défi

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La crise du sens d’appartenance : un défi

Ces dernières années, le terme de « crise » a souvent été utilisé pour rendre compte de ce qui se vit dans l’espace de la formation de base. Cet usage fait-il justice à la réalité ? notre point de vue est qu’il est difficile, au regard des soubresauts qui ont traversé ce secteur important de la vie xavérienne, suscitant chez ceux qui y sont directement engagés (formateurs et étudiants) des réactions mettant en évidence un profond malaise, de nier que nous y soyons, effectivement, en présence d’une véritable crise. Pour accéder à l’intelligence des causes de celle-ci, en vue d’une assomption heureuse du service de la formation, enquêtes, congrès, formation des formateurs, expertises psychologiques ont été mis à contribution. Ils n’ont pas été stériles. Néanmoins, il nous semble que dans le déploiement de ces instruments, on n’a pas suffisamment pris en compte le fait que la crise de la formation de base est l’une des expressions d’une crise beaucoup plus profonde, celle de toute une congrégation, la nôtre, qui a du mal à articuler, dans la conscience qu’elle a d’elle-même, les acquis du passé et les déplacements que lui impose ce qui survient aujourd’hui. Nous nous contenterons ici d’interpréter cette dernière crise à partir de la mise en lumière de l’une de ses conséquences majeures : l’effritement du sens d’appartenance. Notre choix se justifie par le fait que cette réalité a été fréquemment évoquée pour expliquer la difficulté qu’ont certains xavériens à s’inscrire sereinement dans l’itinéraire commun. Il s’agira concrètement pour nous de montrer que l’affaiblissement de l’attachement intellectuel et affectif à l’Institut est simultanément, chez beaucoup de Xavériens, la résultante d’une réaction en face du flou qui entoure la notion de Mission ad gentes en l’absence d’une volonté de la comprendre dans l’aujourd’hui du monde, et des frustrations que génère une intégration hésitante de l’interculturalité.

Sens d’appartenance et intégration

D’entrée de jeu, faisons remarquer que le « sens d’appartenance » traduit un certain type de rapport à un groupe. Il existe là où un homme intègre sa communauté dans la compréhension qu’il a de lui-même, faisant de celle-ci une composante essentielle de son être-dans-le-monde et, par conséquent, une source de sens et de joie. Ainsi, là où se manifeste un contraste entre les aspirations les plus profondes d’une personne et les idéaux qui structurent la manière propre du groupe auquel il appartient de se situer dans le monde, nous sommes en présence d’une crise du « sens d’appartenance » ; de même, quand un groupe n’est plus sûr des idées et des valeurs qui ont nourrit pendant longtemps sa vie, il provoque, chez l’individu qui en est membre, une crise du même ordre.

Cependant, bien qu’elle soit éminemment importante, l’identification à un corps d’idées et de valeurs accréditées par un groupe ne suffit pas pour maintenir une personne dans le « sens d’appartenance » ; encore faut-il que celui-ci se sente accueilli par sa communauté. En d’autres termes, l’attachement cordial à une communauté est la résultante d’un double mouvement d’intégration : intégration affective de la communauté par le sujet, intégration affective du sujet par la communauté. Il naît donc de la rencontre féconde d’un « penser-ensemble » et d’un « vivre-en-frères ». Dans cette perspective, il est évident que, dans la mesure où la fraternité est gravement blessée, le « sens d’appartenance » s’émousse et dégénère en slogan vide.

Eu égard à ce qui précède, il nous semble nécessaire, aujourd’hui, de penser et de vivre le « sens d’appartenance » en lien avec l’idée et la praxis de la mission d’une part et, d’autre part, en connexion avec l’intelligence et la mise en œuvre de la notion « d’esprit de famille ».

Penser ensemble la mission ad gentes aujourd’hui

Nonobstant la clarté avec laquelle les principaux documents de l’Institut présentent la clé de voûte du charisme xavérien qu’est la mission ad gentes, l’on constate de plus en plus, dans les communautés xavériennes, des divergences significatives dans la façon de penser et d’assumer l’ad gentes « aujourd’hui ». Prenant acte de ce phénomène, le XVIe chapitre général avait invité toutes les circonscriptions à un véritable « repositionnement ». Celui-ci signifie-t-il retour à une praxis missionnaire qui découle uniquement d’une lecture orthodoxe des textes ou doit-il être compris comme une invitation à mettre en route une action missionnaire qui émerge continuellement d’une lecture des textes dans les contextes ? C’est en faveur du second membre de l’alternative que nous prenons position.

En effet, la physionomie de l’activité missionnaire est toujours tributaire du contexte de son effectuation : Dieu nous envoie au monde de « ce temps-ci ». D’où la nécessité d’un discernement « dans l’Esprit » qui évite de donner des réponses d’hier aux questions soulevées, aujourd’hui, par les mutations du monde. Dit autrement : dans la mesure où Dieu se raconte dans l’histoire, la mission ne peut être pensée et vécue qu’à partir d’une écoute profonde de la « Parole » inscrite au cœur des événements. Ce dialogue avec l’aujourd’hui du monde, lieu d’émergence d’une missiologie et d’une pratique missionnaire non surannées, suppose la disponibilité à faire le deuil des sécurités d’autrefois. Or, l’on ne soumet vigoureusement au crible de la critique ce qui a soutenu pendant longtemps le mouvement de sa propre vie que si l’on entrevoit la grâce déposée au cœur de la nouveauté, de l’inconnu. Marie-Dominique Chenu, dans un livre-interview écrit en 1975, affirme à ce sujet : « Comme vous le savez, les chrétiens ont peur du changement ; et l’Eglise aussi en tant qu’elle est une société : elle craint pour sa sécurité ( …) Pour moi, le changement -ou pour prendre un mot plus technique-, la « mutation » du monde dans l’histoire des civilisations, je sais qu’elle crée un lieu où va recommencer l’Evangile, où existera une invention, une créativité, favorable en définitive au peuple de Dieu. [1]»

Par ailleurs, se laisser remettre en question par ce qui naît aujourd’hui dans le monde c’est, pour un institut missionnaire, consentir à exclure de son temple certains objets sacrés. De fait, l’un des lieux où se manifeste la crise de l’ad gentes est, dans une large mesure, l’organisation de l’activité missionnaire en fonction de la distinction classique des territoires de mission et des territoires d’animation. L’encyclique Redemptoris Missio, qui expose magistralement cette stratégie missionnaire, en partant du fait que le Concile Vatican II avait reconnu la dimension territoriale de la mission Ad Gentes, suggère de prendre en compte le « critère géographique »[2] dans le processus d’identification des « domaines » de l’activité missionnaire. Dans cette logique, elle affirme que des territoires présents dans les églises d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Océanie, en raison du fait qu’on y rencontre des « peuples entiers et des espaces culturels de grande importance » qui n’ont pas été évangélisés, constituent, à proprement parler, des lieux du déploiement de la mission ad gentes. Néanmoins, elle fait aussi remarquer que, « même dans des pays de tradition chrétienne, il existe des régions placées sous le régime spécifique de la mission Ad Gentes, des groupes humains et des contrées qui n’ont pas encore été touchées par l’Evangile »[3]. Ce constat la conduit à conclusion selon laquelle, dans ces pays aussi, « ce n’est donc pas seulement une nouvelle évangélisation qui s’impose, mais, en certains cas, une première évangélisation »[4]. Seulement, l’encyclique estime que, dans le discernement des territoires de mission, « il ne paraît pas juste de mettre sur le même plan la situation d’un peuple qui n’a jamais connu Jésus Christ et celle d’un autre qui l’a connu, accepté puis refusé, tout en continuant à vivre dans une culture qui a assimilé en grande partie les principes et les valeurs évangéliques. [5]»

Néanmoins, on pourrait se demander si ce qui est considéré par Redemptoris Missio comme une « exception », à savoir la présence des groupes humains non-évangélisés en Occident, ne serait pas en train de devenir la forme la plus répandue du rapport de cet air culturel à la foi chrétienne. Dans ce cas, est-on encore fidèle à Dieu quand on continue d’affirmer, à propos des pays occidentaux, qu’ils sont uniquement des « pays d’animation » ? Davantage : l’observation du vaste mouvement de déchristianisation enclenché par l’émergence de modèles culturels objectivement non-chrétiens - voire anti-chrétiens-, qui font le lit d’un paganisme que l’on croyait conjuré, ainsi que la prise en compte du phénomène de la masse d’enfants et de jeunes qui ignorent jusqu’aux fondamentaux de la foi chrétienne ne nous mettent-ils pas en demeure, en tant que Congrégation, de penser à de nouveaux frais la dimension territoriale de notre mission ?

Le premier enjeu de cette réflexion est la mise en situation de mission ad Gentes de toutes les circonscriptions. On pourrait tout au plus concéder à certaines qu’elles considèrent l’animation missionnaire et vocationnelle comme une priorité. Cette configuration missionnaire de toutes les régions, qui suppose une nouvelle manière de gérer le personnel, évitera que l’on se retrouve en face de la situation pitoyable des régions qui se comportent comme des entités de conservation d’une mémoire, d’un patrimoine, au lieu d’être des forces de proposition de nouvelles manières de dire Jésus Christ dans des contextes difficiles. Le second enjeu est en lien avec la formation de base. Celle-ci, nous le savons, n’est à proprement parler une formation « xavérienne » que si elle est, avant tout, une formation « dans » la mission, et « en vue » de la mission. D’où la question que les formateurs doivent continuellement se poser : quel est le concept de mission qui sous-tend notre démarche formative ? Dans cette optique, il est nécessaire que, dès la formation de base, l’on prépare les jeunes à une mission ad Gentes assumée par tous et partout ; qu’on les invite à réfléchir sur les défis que pose aux missionnaires ad gentes, aujourd’hui, le monde occidental fortement sécularisé. Cette entreprise de réflexion rigoureuse sur les orientations à donner à la Mission ad gentes dans le monde de « ce temps-ci » n’a de chance de porter des fruits agréables que si elle est assumée selon la logique de l’« esprit de famille »  

Esprit de famille et interculturalité

            L’Institut est international. Ses membres sont issus des quatre continents où il assume le service missionnaire. Cette diversité est conjointement une richesse et un défi. En effet, pour favoriser l’identification de chacun au « nous » de l’ensemble, il ne suffit pas d’être les uns à côté des autres, mais les uns avec les autres. C’est dire que le passage de la simple pluriculturalité à l’interculturalité est la condition sine qua non pour que l’Institut devienne, effectivement, une « maison commune ». Or, l’ouverture à l’interculturalité suppose d’une part la disponibilité à relativiser les expressions de l’être-au-monde xavérien structurées au fil d’une histoire dominée par une culture et, d’autre part, l’entretien d’une ambiance de dialogue où le vivre-ensemble se déploie au rythme de la parole délivrée et de la parole accueillie. Dans cette dynamique, il est nécessaire de se convertir à une nouvelle manière de se rapporter à la « tradition » de l’Institut. En effet, L’institut a une histoire et donc une tradition. Celle-ci ne saurait être écartée dans l’effort de compréhension de ce que nous sommes : rejeter sa tradition, c’est se condamner à vivre sans racines ! Une herméneutique de la rupture radicale conduit presqu’inévitablement à l’idéologie. Il est donc nécessaire de convoquer l’expérience de « nos pères » dans le processus de discernement de la juste manière d’assumer l’être-xavérien.

 Néanmoins, la tradition au sens où nous l’entendons ici, n’est pas un musée mais, précisément, un organisme vivant ; elle n’est pas « un conservatoire de dogmes élaborés, de résultats acquis ou de décisions prises dans le passé, elle est un principe créateur d’intelligibilité, une source inépuisable de vie nouvelle »[6]. Envisagé dans cette optique, le rapport à la tradition ne confine aucunement les nouveaux arrivés dans le rôle de « gestionnaires des acquis ». Au contraire, il les incite, dans une logique de communion, à proposer de nouvelles formes d’assomption de l’être-xavérien à partir des richesses de leurs univers culturels respectifs et des défis soulevés par les conditions nouvelles où ils exercent le service missionnaire.

En plus, il est évident qu’une telle contribution, sans laquelle la vitalité de l’Institut est compromise, est fille d’un dialogue fécond : pas d’interculturalité sans véritable dialogue ! Je ne rencontre profondément l’autre et en fait mon frère que si je lui donne l’occasion de se dire, et me dispose à l’écouter sans préjugés. Autrement dit, cette rencontre féconde entre les cultures que l’on désigne par l’expression « interculturalité » ne peut se réaliser que sur la base d’une relation à l’autre alimentée par une connaissance de lui élaborée à partir de ce qu’il a, par lui-même, livré de lui-même. L’écoute mutuelle est donc son point de départ. En l’absence de celle-ci, l’altérité est supprimée et l’on se retrouve inéluctablement pris dans le piège de ce que le pape François appelle « le syndrome de Babel ». Il écrit précisément : « Nous pensons que le « syndrome de Babel » est la confusion qui naît du fait de ne pas comprendre ce que l’autre dit. C’est le premier pas. Mais le vrai « syndrome de Babel » est de ne pas écouter ce que l’autre dit et de croire que je sais ce que l’autre pense et ce qu’il dira. C’est la peste ! [7]»

Au terme de ce cheminement, disons ce qui suit : la crise du sens d’appartenance, qui se manifeste aussi bien dans la manière de se situer par rapport à la mission ad gentes que dans la faible assomption des exigences de l’interculturalité, nous oblige à nous arrêter et à réfléchir profondément ; elle requiert de nous l’humilité qui rend possible la remise en question, et le courage de la foi qui conduit à se mettre en route, vers une terre, nouvelle parce que promise ( Gn 12). La cohésion interne de l’Institut, et la pertinence du discours missiologique sous-jacent à sa praxis missionnaire dépendront, dans une large mesure, de la façon dont il traversera cette crise. Notre conviction est que, à l’instar de toutes les crises, celle-ci est « un passage dangereux qui conduit ceux qui ont à le franchir à l’épreuve de la vérité. [8]»

PIERRE EMALIEU, sx

 

[1] Chenu, un théologien en liberté. Jacques Duquesne interroge le Père Chenu, Paris, Centurion, p. 70.

[2] Cf. Rédemptoris Missio, n° 37.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Chenu, op. cit., p. 23.

[7] Pape François, discours prononcé à l’occasion de la conférence « La théologie après Veritatis Gaudium dans le contexte méditerranéen », organisée par la faculté pontificale de théologie de l’Italie méridionale – section Saint Louis de Naples-, vendredi, le 21 juin 2019.

[8] Henri-Jérôme Gagey, Les ressources de la foi, Paris, Salvator, 2015, p. 24.

Pierre Emalieu sx
29 Gennaio 2020
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