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Mission et amitié

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La place de l’amitié dans la mission chrétienne en monde chinois

Religieux xavériens originaire de R.D. Congo, le père Paulin Batairwa Kubuya est actuellement sous-secrétaire du Dicastère pour le dialogue interreligieux. Il a travaillé de nombreuses années à Taïwan, enseignant à la Faculté d'études religieuses de l'Université catholique Fu-Jen, près de Taipei. Avant son affectation actuelle à la Curie romaine, le P. Paulin B. a été secrétaire de la Commission pour l'œcuménisme et le dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale de Taiwan.

Lamitié a été et reste encore une approche qui influence la mission en contexte chinois. Elle constitue une clef de lecture des événements et circonstances qui, à différents moments de l’histoire de la mission chrétienne en monde chinois, ont façonné les modalités de l’annonce de l’Évangile.

La mission, en général, présuppose une rencontre avec une altérité. De la rencontre naît un besoin naturel de partage. On échange des paroles, des idées ; on partage des biens, des visions, des rêves, des valeurs. Peu à peu, se crée une relation capable de susciter des conversions. Ici, le terme de conversion renvoie à un changement de perspectives, à un élargissement des visions et des cadres de référence qui façonnent les identités des personnes impliquées dans la relation d’amitié. Dans le contexte de la mission chrétienne, l’autre s’engage dans un processus au cours duquel, au-delà de la rencontre avec le missionnaire, il découvre aussi Jésus Christ et la communauté de foi qui s’identifie au Christ. Il s’incorpore dans ladite communauté, disposé à partager l’expérience de ceux qui, comme lui, ont adopté la vision et l’enseignement du Christ comme référence dans leur quête du sens ultime de leur existence. Les deux fondamentaux de la mission chrétienne sont donc, d’une part, la rencontre et la connaissance du Christ et, d’autre part, l’incorporation a une communauté de foi réunie autour du Christ et en son nom. Cette incorporation marque un nouveau départ de la mission ; la communauté crée un espace où l’Évangile est annoncé et où les bienfaits de l’événement de la rencontre avec le Christ se concrétisent dans la vie des membres de la communauté.

Mais la mission en monde chinois n’a jamais suivi une voie facile. Elle a dû se confronter aux spécificités culturelles et politiques de ce milieu. La conception et le choix du style missionnaire ont dû, d’une certaine manière, répondre aux contraintes et exigences du monde politico-culturel. Dans ce contexte, l’amitié a servi de cadre de référence pour promouvoir la rencontre, pour accueillir et surtout se faire accueillir.

L’amitié : une constante
des stratégies missionnaires en Chine

Les sources historiques retiennent que la rencontre entre le christianisme et la culture chinoise s’est réalisée en différentes étapes [1]. Que ce soit sous les dynasties Tang, Yuan, Ming et Qing, ou dans la période contemporaine où beaucoup cherchent à assurer une présence pacifique du christianisme en Chine communiste, l’amitié a été et demeure une valeur et une stratégie essentielles de la mission. Elle ouvre la porte, rapproche, favorise l’installation du missionnaire dans l’univers chinois. Elle constitue une clef de lecture de l’histoire de la mission chinoise, dans la mesure où elle permet aux missionnaires de se rapprocher et de trouver une demeure à partir de laquelle peuvent rayonner leurs activités missionnaires.

Alopen et ses amis bouddhistes

Le premier à réaliser la nécessité de l’amitié pour la mission fut probablement Alopen, un moine Syro-Persan qui, en suivant la Route de la soie, arriva en 635 à Chang’an (actuelle Xi’an), la capitale de la dynastie Tang, alors acquise au Bouddhisme. Alopen s’aperçut aussitôt que son insertion, l’installation de sa commu­nauté et l’acceptation de sa religion nécessitaient le soutien de personnes qui soient crédibles aux yeux du régime. Ce soutien ne proviendrait que des sympathisants du bouddhisme travaillant à la cour impériale. Le bouddhisme qu’ils pratiquaient avait été introduit en Chine cinq siècles plus tôt, en suivant la même Route de la soie. C’est dans ce milieu des élites qu’Alopen trouva des amis qui rendirent possible son installation et la reconnaissance officielle des activités de sa religion au sein du royaume. Ceux-ci apportèrent aussi leur contribution à la traduction des textes, étape importante vers l’inculturation du christianisme en monde chinois.

On trouve, certes, des commentaires et des critiques à propos des effets multiples de cette amitié. On s’interroge sur la présence de concepts bouddhiques, taoïstes et confucéens dans les textes produits par ces missionnaires [2] et, en particulier, dans le Xuting mishi suojing (Le Sûtra de Jésus, le Messie). Ce texte, écrit par Alopen, est considéré comme la première œuvre chrétienne publiée en Chine. On s’interroge également pour savoir si l’extinction de cette première présence chrétienne en Chine ne serait pas le revers de l’amitié en question. En effet, quand, en 845, l’empereur Wuzong, hostile au bouddhisme, ordonna son anéantissement au sein de son empire, la vague destructrice submergea également les communautés chrétiennes, qui disparurent. Le bouddhisme, lui, se releva de ses cendres sous la dynastie Song. Pourquoi les dévastateurs n’ont-ils pas pu distinguer entre chrétiens et bouddhistes ? L’amitié aurait-elle présenté les deux religions de manière identique ?

Giovanni da Monte Corvino, l’ami des Khans

L’amitié était encore au rendez-vous lors de la seconde rencontre entre le christianisme et le monde chinois. Il s’agissait d’une amitié officielle, fondée et soutenue par les relations diplomatiques dont bénéficiaient les missionnaires. Pour contrecarrer l’avancée musulmane, le pape Nicolas IV pensait que l’Europe devait faire alliance avec les Mongols dont la poussée expansionniste s’était étendue à la Chine. À cette fin, Nicolas IV, le premier pape franciscain, envoya Giovanni da Monte Corvino en Chine. Celui-ci arriva en 1294 à Dadu, la capitale des Yuan, où se trouvait la cour de Kubilai Khan. Il fut accueilli par l’empereur Cheng. La présence chrétienne qui s’ensuivit fut assurée par des missionnaires jouissant de la couverture diplomatique accordée à l’envoyé du pape auprès des Khans. S’appuyant sur l’amitié et le soutien diplomatique, Giovanni érigea la première église au sein de l’empire à Dadu, en 1298. Deux autres églises-édifices furent inaugurées respectivement en 1304 et en 1308. Pour implanter la foi, ils initièrent la traduction du Nouveau Testament en langues mongole et ouïghour ainsi que la formation indigène. Malgré le nombre réduit des missionnaires, la communauté grandissait et la foi se répandait jusque dans les zones de Hangzhou, Zhejiang et Guangzhou. En 1328, le nombre des catholiques dans l’ensemble de la Chine s’élevait à environ 30 000, parmi lesquels, de manière emblématique, se trouvait aussi la Reine-mère.

Dans le type de relations qu’entretenaient les missionnaires, ce fut toutefois le caractère officiel qui devint prépondérant. Les archives de Giovanni dal Piano dei Carpini (1182-1252), par exemple, regorgent d’informations sur le règne des Khans [3] : leur administration, les conditions requises pour conclure des traités diplomatiques et commerciaux. Comme l’intérêt des envoyés du pape était d’assurer un climat favorable à la propagation du christianisme, il leur revenait d’orienter leur amitié vers les Khans, de gagner leur confiance et d’obtenir d’eux l’alliance que le pape attendait. Ces conquérants pouvaient anéantir la menace de l’expansion musulmane. Une alliance et une coopération entre missionnaires chrétiens et les Khans n’étaient pas chimériques. Elles allaient de pair avec une des stratégies du nouvel occupant. Après la conquête d’un lieu, les conquérants mongols avaient besoin de collaborateurs pour asseoir leur pouvoir. Pour prévenir les risques d’un revers chinois, ils étaient ouverts à l’intégration des étrangers, au détriment des Chinois, dans leur système politique et administratif. À titre d’exemple, ils adoptèrent l’alphabet ouïghour et en firent la langue administrative en remplacement de l’écriture chinoise qu’ils ne comprenaient pas. De même, Ils firent du persan la langue des transactions commerciales. Les Khans, étrangers eux-mêmes, se fiaient plus volontiers aux autres étrangers. Les chances de réussite des envoyés du pape étaient donc réelles.

Toutefois, l’association avec l’occupant réduisait leur chance de rencontres et d’amitiés avec le peuple chinois. À propos de la stratégie missionnaire de cette période, John W. Witek note, à juste titre, que « le succès franciscain a été principalement avec les Turco-Mongols et les étrangers, pas avec les Chinois [4] ». Cela explique la disparition quasi immédiate des communautés établies pendant cette période. Curieusement, à part la mémoire historique, rien de ces réalisations ne survécut à la décadence de la dynastie Yuan (1279-1368).

Matteo Ricci : la mission comme amitié

Après ces deux tentatives d’implantation du christianisme en Chine, ce fut au tour des jésuites d’en effectuer une troisième au xvie siècle. La Chine était alors sous la coupe d’une politique d’auto-enfermement et demeurait quasiment inaccessible. En 1552, François Xavier avait tenté d’y accéder, en vain. Il était mort, épuisé, sur l’île de Sangchuan, aux portes de la province de Canton, alors qu’il attendait l’occasion de rejoindre la grande Chine. Trente ans plus tard, Alessandro Valignano, alors supérieur des Jésuites, promut un programme d’accommodation, ou adaptation, culturelle et linguistique dans les missions de l’Orient, en l’occurrence en Chine. Le missionnaire devait s’efforcer de se faire accepter plutôt que de compter sur la force politique et militaire de son pays d’origine. Cette ligne de conduite exigeait des missionnaires une attitude d’humilité : apprentissage de la langue, connaissance et respect des us et coutumes du lieu. Une telle ligne de conduite montrait la route et assurerait l’accès, l’insertion et l’implantation des missionnaires en terre chinoise. Pour réaliser de ce projet, Valignano comptait sur ses compagnons, piliers fondateurs de la mission jésuite en Chine, qui avaient pour nom Michele Ruggieri et Matteo Ricci.

Les origines de Matteo Ricci le prédisposaient à de telles attentes. Né en 1552 d’une famille noble de Macerata, il grandit dans un contexte éducatif imprégné de l’humanisme de la Renaissance. Ses intérêts intellectuels s’étendaient à différents domaines, dont l’astronomie, les mathématiques, la mécanique, la philosophie, la littérature, la musique et même la rhétorique. En 1571, l’appel à la vie religieuse le conduisit chez des jésuites, à Rome, où il effectua son parcours de formation. Ses premiers contacts avec le monde oriental eurent lieu à Goa, en Inde. C’est dans ce centre de rayonnement missionnaire jésuite, fondé par saint François Xavier, qu’il passa ses premières années de mission, avant d’être envoyé en 1582 à Macao – port portugais au sud de la Chine – avec le projet de servir la mission en Chine. La même année, il rejoignit Michele Ruggieri qui, un peu plutôt, avait tenté une installation dans le la ville de Canton, grande capitale du sud du pays.

Grâce à leur maîtrise de la langue, à leur attitude vis-à-vis de la culture locale et à la renommée de leurs connaissances scientifiques, ils obtinrent en 1583 l’invitation et la permission de s’installer à Zhaoqing, ville de la province de Canton. Pendant cette période, Ricci tenta, à travers son style vestimentaire, de s’assimiler aux moines bouddhistes. Pensant qu’ils jouissaient d’une considération sociale inégalée, il croyait que ce statut pourrait servir la mission chrétienne. Mais, plus tard, il s’apercevra de son erreur et adoptera le style vestimentaire des lettrés confucéens, dont les plus notoires servaient à la cour impériale de Pékin, cité inaccessible aux étrangers.

De fait, Ricci put rejoindre Pékin en 1601 et obtint de l’empereur Wanli l’autorisation de résider dans la Cité interdite. Là, durant neuf années de service, Ricci approfondit la méthode d’adaptation. Apprenant des autres, il donnait le meilleur de lui-même, mettant à profit tous les domaines du savoir qui lui avaient attiré la sympathie et le respect de ses interlocuteurs. Il leur partageait ses connaissances en cartographie, en astronomie, en mathématiques et en musique. Par sa simplicité et ses compétences, il savait créer et cultiver l’amitié avec ses collaborateurs. Sa sensibilité pour l’étiquette chinoise le poussait à fabriquer des cadrans solaires, des mappemondes, des astrolabes et autres objets qu’il offrait en cadeau. Comme on le voit dans le Tianzhu Shiyi (Le vrai sens du Maître du Ciel), il usait du dialogue amical pour transmettre et partager ses convictions de foi. De fait, ses amis les plus intimes, en l’occurrence Xu Guangqi, Yang Tingyun et Li Zhizhao, embrassèrent tous la foi chrétienne.

Traité sur l’amitié

De Amicitia ou Jiaoyoulun

Toutefois, l’amitié comme indice du modèle missionnaire de Ricci vient de la renommée de son De Amicitia, You lun (Traité sur l’amitié) ou Jiaoyoulun (Traité de la relation amicale). Il l’écrivit en réponse à l’invitation du Qian Zhai, (Jian An Wang, 1573–1601) ou prince de Jian An, à propos de la perception européenne de l’amitié [5]. Matteo Ricci fouilla et utilisa les grands auteurs, les philosophes, les saints et les sages, bâtisseurs de la culture occidentale ; il sélectionna leurs maximes et paraphrasa leurs aphorismes sur l’amitié. Parmi les auteurs consultés, on trouve des figures comme Aristote, Plutarque, Cicéron, Sénèque, saint Ambroise de Milan et saint Augustin d’Hippone. La toute première compilation, de soixante-seize maximes, fut réalisée à Nachang, durant l’hiver 1595. Elle connut un succès considérable parmi les lettrés chinois : ils en parlaient, ils le citaient, le commentaient. Le Jiaoyoulun devint un des manuels prestigieux, recommandé pour la lecture et la publication. L’œuvre connut six éditions, dont la dernière eut lieu en 1629, par Li Zhizhao, un des amis et des piliers de l’Église de Chine. Cette version enrichie comptait cent maximes et les préfaces de deux éminents lettrés : Qu Rukui et Feng Yijing [6]. D’une certaine manière, cet attrait rééditait le phénomène des ve et vie siècles, lorsque les moines chinois organisaient des pèlerinages vers l’Inde et l’Asie centrale, à la recherche des sûtras bouddhiques.

Les raisons du succès du Jiaoyoulun étaient multiples. Avant tout, un discours approfondi sur l’amitié ouvrait des brèches dans une société qui, du fait de l’héritage confucéen, se définissait en termes hiérarchiques. Confucius avait établi sa moralité sociale autour de cinq constantes de la vie sociale ou types de relations sociales : la relation entre le prince et le sujet, entre le frère aîné et le frère cadet, entre le mari et l’épouse, entre le maître et l’élève, et finalement entre amis. De tous ces types de relation, il n’y a que l’amitié qui n’implique ni hiérarchie ni autorité ; elle est ouverte à la solidarité humaine et se trouve donc être le seul type de relation ouvert à l’exercice de la liberté.

Ensuite, le Jiaoyoulun était le fruit d’une collaboration à l’initiative de la partie chinoise. Comme il le rapporte dans sa préface, Ricci ne s’imposait pas, mais répondait à une invitation : « Chaque fois qu’un gentilhomme vertueux daigne passer par mes terres, je ne manque pas de l’inviter et de lui témoigner mon amitié et mon respect. Les nations d’Extrême-Orient sont des pays de grande morale. Je serais heureux d’entendre quelques propos sur l’amitié, qu’en pensez-vous [7] ? » Par ailleurs, le même esprit de respect et de collaboration accompagna la réception et la diffusion de cet ouvrage [8].

Résonance avec d’autres écrits

Quant au contenu, le Jiaoyoulun servit d’invitation à ouvrir l’horizon et de repère pour la compréhension de soi. L’essence de l’amitié, selon le Jiaoyoulun, consiste à percevoir l’ami comme un autre soi. L’amitié a pour finalité la satisfaction des besoins et l’entraide mutuelle ; le bénéfice suprême en est l’augmentation de la joie et des potentialités humaines. Par ailleurs, la vraie amitié se fonde sur la vertu et ses propriétés sont la sincérité, la fidélité, la gratuité et le partage. Pour toutes ces raisons, l’amitié a une grande valeur : elle doit être sauvegardée entre individus et au sein de la société.

Les lettrés chinois, imprégnés de leur culture, pouvaient y trouver des points de référence pour une relecture de leur tradition. Par exemple, Ricci écrit dans le Jiaoyoulun que « l’ami partage tout ce qu’il possède » (# 29) [9]. Et, un peu plus loin, il affirme : « Si deux personnes habituellement en bons termes deviennent ennemies sitôt que surgit un petit litige matériel, j’en déduirai que les motifs de leur amitié n’étaient pas vrais. Dans une relation juste, on partage tout, les profits comme les pertes. » (# 39)

Un familier des écrits de Zhi Qian (à l’époque des Trois Royaumes : 197-266) y trouverait pas mal de points de résonance avec le Jiaoyoulun. Zhi Qian, en effet, dans l’une de ses allégories sur l’amitié, classe les amis en quatre types : l’ami comme la fleur, l’ami comme l’écaille, l’ami comme la montagne et enfin l’ami comme la terre. L’ami-fleur, on le porte sur la tête quand il est éblouissant et on le rejette aussitôt qu’il se fane. Comme une balançoire, l’ami-écaille est sensible à la pression : il s’abaisse devant le poids lourd et se ragaillardit devant le faible. L’ami-montagne attire les oiseaux et les animaux qui l’embellissent, tandis que lui, il les enrichit de ses biens et de sa grandeur. Enfin, il y a des amis qui sont comme la terre : toutes les cultures et tous les trésors dépendent d’eux pour s’épanouir. Ces amis nourrissent et protègent tous les êtres ; c’est pourquoi leur grande gentillesse est merveilleuse [10].

Qu’est-ce qu’un ami ? Le Jiaoyoulun répond qu’il n’est « pas autre que moi, mais la moitié de moi-même » (# 1) et que le véritable ami est « celui qui, à mes heures de prospérité, ne vient que si je l’invite et qui, lorsque je souffre, vient à moi de lui-même » (# 64).

Une théologie missionnaire

ancrée dans le Jiaoyoulun ?

Comme instrument missionnaire, le Jiaoyoulun, déjà du vivant de Matteo Ricci, avait révélé ses potentialités. Il concrétisait les prédispositions requises pour la mission : rencontre et partage. Il n’y a pas de mission sans rencontre ni partage. La mission requiert une sortie et un aller vers l’autre, dans une dynamique qui suscite son attention. Par ailleurs, la qualité de la mission dépend non seulement de la prédisposition à rencontrer et à partager, mais aussi et surtout du contenu de ce qui est échangé. Dans le cas du christianisme, le contenu ou le message partagé façonne le récepteur parce qu’il invite à découvrir le Christ. L’interlocuteur initié à l’amitié avec le Christ est peu à peu incorporé au Christ.

À cet égard, un examen critique du Jiaoyoulun montre que son contenu est purement humaniste. Le recueil ne fait aucune référence à la Bible ni aucune mention du Christ. On y trouve, tout au plus, une allusion implicite à l’origine divine et au caractère éternel de l’amitié. La seule mention de Dieu est dans ce passage sur la finalité divine de l’amitié : « Un homme seul ne peut venir à bout de tout. C’est pourquoi Dieu a ordonné aux hommes d’avoir des amis pour qu’ils s’entraident. Si la voie de l’amitié disparaissait, l’homme disparaîtrait avec elle. » (# 16) D’autres passages font allusion au caractère transcendant et révolutionnaire de l’amitié. La mémoire perpétue l’existence des amis au-delà de la mort : « Je pense sans souci aux amis qui sont morts, car, de leur vivant, j’ai toujours envisagé la possibilité de les perdre. Et maintenant qu’ils sont morts, je pense à eux comme s’ils étaient toujours en vie. » (# 15) Un autre passage énonce : « Quand on considère l’ami comme soi-même, l’éloigné se rapproche, le faible se raffermit, l’infortuné recouvre la prospérité, le malade guérit. Et quoi de plus ? Même le mort paraît comme s’il était vivant. » (# 43)

Ces passages, avec d’autres similaires, offrent une base pour une réflexion spirituelle et pourraient servir d’ancrage à une théologie de la mission axée sur l’amitié. Certes, les critiques de la méthodologie accommodatrice de Ricci relèvent son silence sur les sources bibliques qui sont pourtant bien une part de la tradition européenne et qui prennent l’amitié en grande considération. La Bible manquerait-elle de maximes ou d’aphorismes sur l’amitié ? Et comment le Jiaoyoulun, dépourvu de références à la Bible, pourrait-il être utile pour la mission aujourd’hui ? Une relecture contemporaine du Traité sur l’amitié nécessite donc un examen supplémentaire des sources bibliques.

L’amitié dans la Bible

La Bible parle de l’amitié. Elle le fait à travers des anecdotes, des récits, des personnages et des énoncés à propos de relations entre personnes, mais aussi de relations entre Dieu et ses créatures. Selon le livre des Proverbes, « l’ami aime en tout temps » (Pr 17,17) ; « la fortune multiplie le nombre des amis, alors que le pauvre est séparé de son ami » (Pr 19, 4) ; « nombreux sont les flatteurs du noble, et tous sont amis de l’homme qui fait des dons » (Pr 19, 6). Par ailleurs, pour le psalmiste, l’amitié ou l’intimité de Yahvé est pour ceux qui le craignent (Ps 25, 14). En ce sens, Abraham est l’éternel aimé de Dieu (2 Ch 20, 7) ; à la faveur de son hospitalité, et sans le savoir, il reçoit les messagers de Dieu chez lui, leur offre une part de ce qu’il a. Il reçoit d’eux de multiples bénédictions. Ils lui révèlent la naissance imminente d’Isaac et l’associent à leur projet en lui annonçant le but de leur mission à Sodome. Sur base de la relation qui s’est nouée, Abraham en vient à intercéder en faveur de Sodome (Gn 18, 1-19).

Ce qui advient à Moïse est une autre illustration de l’amitié entre Dieu et sa créature. Dieu lui parlait face à face, « comme on parle à un ami » (Ex 33, 11). Si Dieu a fait bénéficier Abraham et Moïse d’un tel type de relation amicale, c’est parce que ceux-ci avaient fait un choix préférentiel pour Dieu contre le monde car, comme y revient saint Jacques, « l’amitié du monde est inimitié contre Dieu » (Jc 4, 4). À propos de l’amitié entre humains, le livre de Job illustre les défis inhérents à toute amitié de ce type. L’absurdité des tribulations de Job mettent à l’épreuve la sollicitude et la sympathie de ses amis.

Dans le Nouveau Testament, l’amitié est associée à la personne de Jésus. Celui-ci est identifié comme l’ami de Lazare (Jn 11, 11), comme « ami des publicains et des pécheurs » (Mt 11, 19). Jésus lui-même parle de l’amitié comme ayant une valeur bien supérieure à celle de l’argent trompeur : « faites-vous des amis avec l’argent » (Lc 16, 9). À certains égards, Jésus est plus exigeant que Matteo Ricci. Pour Ricci, il y a des limites dans ce que les amis peuvent se pardonner (# 31). De même, la base d’une amitié profonde consiste à aimer les amis de son ami et à haïr les ennemis de son ami (# 52). Comment Jésus recevrait-il un tel enseignement, lui qui demande à ses disciples de pardonner de façon illimitée, d’aimer leurs ennemis et de prier pour ceux qui les persécutent (Mt 5 43-44) ?

Surtout, l’enseignement de Jésus révèle quelque chose d’inédit sur l’amitié. Il enseigne que « personne n’a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Cette mystique, qu’il met lui-même en œuvre, est au centre de l’amitié transformatrice qu’il enseigne :

Vous êtes, vous, mes amis, si vous faites ce que moi je vous commande. Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur, mais je vous ai appelés amis parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez, vous, et portiez du fruit et que votre fruit demeure ; pour que tout ce que vous demanderez au Père en mon Nom, il vous le donne. Ce que je vous commande, c’est que vous vous aimiez les uns les autres. (Jn 15, 14-17)

Bien que non exhaustives, ces quelques références bibliques mettent en lumière la place centrale de l’amitié dans la mission. Le missionnaire est un ami de Dieu qui partage une amitié ouverte et intégratrice. Être au cœur de la mission chrétienne, c’est être ami de Jésus, partageant l’amitié qui le lie à Dieu ; c’est être incorporé au corps du Christ, devenir un autre Christ, dans la mystique qui lie amitié et foi. L’amitié atteint son accomplissement mystique dans la mission : quand l’amitié humaine entre le missionnaire et ses vis-à-vis devient la porte d’accès à une amitié plus intérieure et supérieure, celle qui mène à la connaissance de Jésus et à la réalisation de la foi vécue. L’amitié comme style d’annonce réussit chaque fois que quelqu’un fait sienne l’affirmation de foi : « Je vis ; ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ vit en moi. » (Ga 2, 20)

L’amitié ne se réduit pas à une stratégie…

Du Christianisme syriaque, introduit par Alopen sous la dynastie Tang, jusqu’à aujourd’hui, l’amitié est une constante essentielle, présente de façon plus ou moins intense et sous diverses tonalités, dans les stratégies missionnaires adoptées et développées tout au long de l’histoire de l’évangélisation de la Chine. Comme par le passé, aujourd’hui encore les défis politico-culturels conditionnent les approches missionnaires en contexte chinois. L’expérience chinoise illustre l’apport indispensable de l’amitié pour la mission et suggère que l’on réfléchisse à sa place parmi les éléments qui constituent l’ossature de la mission universelle et pérenne de l’Église, mettant à profit les exemples édifiants d’amitié dont regorgent les Écritures et la tradition chrétienne [11].

« Un monde sans ami est comme un ciel privé de soleil, comme un corps sans yeux » (# 79) et « un État peut se passer du trésor mais il ne peut exister sans amis » (# 77). Ces maximes de Ricci sont encore d’actualité. Même dans les circonstances actuelles – une modernité englobante qu’imprègnent les aléas du monde virtuel, les conditionnements des régimes politiques, les résistances aux valeurs religieuses et traditionnelles –, l’amitié demeure un besoin réel. Le danger récurrent est que l’on traite ce besoin avec légèreté. Et c’est dans ce contexte-là que la perspective missionnaire doit apporter sa contribution. Comme style missionnaire, l’amitié ne se réduit pas à une stratégie visant la création de conditions optimales de l’annonce ou l’obtention de permissions et de faveurs. Elle est une invitation dont le missionnaire, ami de Jésus, se fait porteur. Elle consiste à convier ceux qu’il rencontre à découvrir et à partager l’amitié de Jésus. À travers la mission, l’amitié humaine entre le missionnaire et ces personnes trouve son accomplissement dans la connaissance, la jouissance et le partage de l’amitié de Dieu.

Dans le contexte des diversités culturelles et religieuses d’aujourd’hui, la mission évoque de plus en plus une rencontre, respectueuse de l’altérité. Quand, dans ces altérités religieuses et culturelles, on se partage réciproquement des choses intimes, le socle de cette intimité est le Christ. C’est alors aussi un lieu où prend corps la vocation missionnaire de l’amitié.

Paulin Batairwa Kubuya sx

 

[1] Voir Nicolas Standaert, Handbook of Christianity in China (635-1800), Leiden, Brill, 2000 ; Jean Charbonnier, Histoire des chrétiens de Chine, Paris, Desclée, 1992 ; Jean Laporte, Les traditions religieuses en Chine, Paris, Cerf, 2003, p. 221-263 ; John W. Witek, « Christianity and China : Universal Teaching from the West » in Stephen Ulley Jr. and Xiaoxin Wu (eds.), China and Christianity : Burdened Past, Hopeful Future, New York, Sharpe, 2001, p. 11-27.

[2] Selon Jean Charbonnier, l’adoption de ces termes s’explique par la difficulté de trouver ou de créer de nouveaux concepts, ou tout simplement parce que la traduction aurait été faite par les moines bouddhistes commis au service de la cour impériale. Voir Jean Charbonnier, Histoire des chrétiens de Chine, op. cit., p. 25.

[3] Voir Jacques Gernet, A History of Chinese Civilization (2e éd., trad. J.R. Foster et Charles Hartman), Edinburgh, Cambridge Univ. Press, 1996, p. 373-376.

[4] John W. Witek, « Christianity and China… », op. cit., p. 17.

[5] Pour plus de détails, voir l’introduction de Timothy Billings à sa traduction bilingue (chinois – anglais) de Matteo Ricci, On Friendship : One Hundred Maxims for a Chinese Prince, New York, Columbia Univ. Press, 2009, p. 7-9.

[6] Pour plus de détails, voir l’introduction et les commentaires de Timothy Billings dans sa traduction bilingue (chinois – anglais) de Matteo Ricci, On Friendship : One Hundred Maxims…, op. cit., p. 139-140.

[7] Matteo Ricci, Dell’amicizia 交友論, 2da edizione a cura di Filippo Mignini, Macerata, Quodlibet, 2010, p. 63.

[8] Matteo Ricci, On Friendship : One Hundred Maxims…, op. cit., p. 139-140.

[9] Par convention, les présentes références au Jiaoyoulun suivent la numérota­tion de Matteo Ricci, On Friendship : One Hundred Maxims…, op. cit.

[10] Extraits de Bo-Jataka.

[11] Sur l’ensemble de ces questions, voir notamment : Aelred of Rievaulx, On Spiritual Friendship (translated by Mary Eugenia Laker), Washington d.c., Cistercian Publications, 1974; Alon Goshen-Gottstein (ed.), Friendship across Religions. Theological Perspectives on Interreligious Friendship, New York & London, Lexington Books, 2015; Nicolas Standaert, L’« autre » dans la mission. Leçons à partir de la Chine, Bruxelles, Lessius, 2003 ; Nicolas Standaert, Methodology in View of Contact between Cultures. The Chinese Case in the 17th Century, Hong Kong, csrcs Hong Kong University, 2001.

Paulin Batairwa sx
13 Aprile 2023
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